l'épreuve
Antoine Lagarde 1925-2002

Mai 2001-Juin 2002

Durant toute ma vie, sauf avatars, j'ai bénéficié d'une santé qui suscitait beaucoup d'envies. Je crois que durant toute ma vie professionnelle (novembre 1953 - 1er octobre 1990), je ne me suis arrété que 15 jours pour raison de santé :1 jour pour une angine et deux semaines en 1981 pour une opération de hernie discale.

En mai 2001, à 75 ans, on me découvre un cancer.

Les faits

Fin 2000, je me sentais un peu plus fatigué et j'étais progressivement plus essouflé au moindre effort. Début janvier 2001, le cardiologue ne jugeait pas qu'il y avait de cause cardiaque à cette dyspnée d'effort.

Mon erreur fut de m'arrêter à cette idée qu'il fallait savoir accepter les misères de "l'âge" et ne pas chercher d'autres causes à mes ennuis.

Début mai, la fatigue, l'essouflement s'accentuant, Denise et les amis me trouvant "mauvaise mine", je consultais François Cléron, mon ancien associé à qui j'avais demandé s'il voulait bien me suivre médicalement.

Le 14 mai l'examen clinique était normal. Il demanda une numération globulaire. J'avais une anémie importante (3.340.000 GR, et 7gr4 d'hémoglobine).

le 16 mai, je consultais P-Y Clergue, gastro-entérologue. Fibroscopie, prélèvement, ana path : cancer de l'estomac, gastrectomie nécessaire.

Le 20 mai Cunci, chirurgien, me fixait la date de l'intervention : le 28 mai.

"Gastrectomie polaire inférieure, anastomose gastro jéjunale : atteinte séreuse et plusieurs ganglions suspects. La résection emporte les 3/4 de l'estomac avec la totaité de la petite courbure."

Le 7 juin : compte-rendu anatomo pathologique :"adéno-carcinome de l'estomac qui infiltre la sous muqueuse et la musculeuse pour s'étendre largement dans le tissu adipeux péri-gastrique. Il est observé de très nombreuses lymphangites carcinomateuses. 13 des 17 ganglions lymphatiques identifiés sont métastatiques aussi bien le long de la petite que de la grande courbure. Il existe fréquemment des ruptures de la capsule. A ce niveau les lymphangites carcinomateuses sont également nombreuses"

En clinique des Ormeaux du 28 mai au 7 juin.

Très bon rétablissement post-opératoire. Reprise appétit et sommeil. Amaigrissement de 9 kg en un mois.

Pronostic :

L'espérance de vie des patients ayant un cancer de l'estomac est comprise entre 5 et 70% à cinq ans selon l'étendue de la maladie. Elle est moindre s'il y a des métastases (qui existent dès la première consultation chez 30% des patients, dans le foie, les ganglions, le péritoine ou les poumons), des ganglions envahis autour de la tumeur, décelés lors de l'analyse des lésions enlevées par le chirurgien, ou si le cancer s'étend à travers la paroi de l'estomac.. (internet : K de l'estomac de A à Z)

Le 15 juin, 1ère consultation du Dr Angel Moran, oncologue à la clinique du Petit Colmoulin : examen clinique normal.

Protocole thérapeutique décidé : à partir du 25 juin chimiothérapie ( 2 cycles : Epirubicine, Cisplatine, 5FU), puis radiothérapie, 2 semaines de repos puis 2 nouveaux cycles du protocole chimiothérapique initial.

Le 20 juin, mise en place d'une chambre implantable.

Mes réactions

En fait, l'annonce d'un cancer en mai, ne m'a pas trop affecté. J'avais confiance dans les médecins que j'avais choisis : François Cléron, P-Y Clergue, Cunci et Moran, et j'avais une réelle conviction que je pouvais guérir. J'étais en tous cas décidé à suivre les traitements quelles qu'en soient les difficultés. Je me sentais aussi merveilleusement entouré par tous les miens, Denise, les enfants, les frères et tous mes amis.

J'espérais évidemment qu'on s'en tiendrait au traitement chirurgical de loin le plus important dans le traitement du Cancer de l'estomac.

J'ai vraiment beaucoup apprécié la qualité des soins préopératoires et post opératoires que j'ai reçus. Je n'ai que très peu souffert grâce à une pompe à xylocaine qui anesthésiait la région abdominale opérée par une péridurale implantée dans la région cervicale. Je n'ai pas souffert de la faim ni de la soif alors que je suis resté près de huit jours sans rien absorbé et j'ai beaucoup apprécié la qualité technique des gestes des infirmières lorsqu'elles m'ont renouvelé et enlevé les pansements et surtout quand elles ont retiré les drains.

Durant ce séjour en clinique, j'ai évidemment beaucoup réfléchi aux différents scénarios qui pouvaient se dérouler. J'ai aussi beaucoup prié, exprimant essentiellement à Dieu mes remerciements pour les merveilleux moments de bonheur reçus durant ma vie et pour demander simplement de savoir acepter toute évolution de ma maladie. Sur un plan plus concret, j'ai beaucoup apprécié les sourires confiants de Denise qui m'apportait chaque jour quiétude et réconfort, la venue de François auprès de Denise les trois premiers jours de mon hospitalisation aussitôt suivie de celle de Louis-Wandrille qui prit l'avion de La Réunion pour nous soutenir Denise et moi pendant deux jours, et la présence à l'opération de Bernard Schwartz, mon associé médical pendant 32 ans. Quel bonheur de voir enfants, petits-enfants venir m'embrasser quand cela fut autorisé après dont les Agne, sénégalais et les Arezki, français d'origine maghrébine, les uns et les autres chaleureux et attentifs.

Lors de tels moments, les réflexions se font intenses, un condensé des moments de sa de vie font irruption, des évènements marquants surgissent à l'esprit, et puis on projette tous les scénarios possibles d'un avenir aléatoire : la guérison, les rechutes, la fin.

Lors de ces dix jours de clinique, j'ai maitrisé les aspects douloureux de l'intervention, dans un certain sens ce fut assez facile et je fus étonné de n'avoir pas trop souffert, ceci, grâce aux moyens modernes assez étonnants.

Non, bien au delà d'une souffrance physique, mon esprit, mon intelligence et ma sensibilité furent intensément soucieux essentiellement pour Denise, mais aussi pour les enfants et pour les petits enfants.

C'est dans ces moments assez cruciaux qu'apparaisent en flashes intenses les visages aimés ou les périodes intenses qui ont marqué une vie.

Surtout, pendant ces jours, le plus clair de ma réflexion fut consacrée au sens que j'avais pu donner à ma vie et je me suis ardemment recueilli pour prier Dieu : ce furent les prières les plus familières, le "notre père" et le "je vous salue, Marie " qui me venaient spontanémént à l'esprit. J'appréciais la densité des mots simples appris dans la petite enfance et tant de fois répétés. Ces prières sous-tendaient des réflexions plus personnelles d'une intense relation avec Dieu. J'y exprimais à la fois ma reconnaissance du bonheur vécu et ma confiance malgré un avenir très incertain. J'envisageais aussi une évolution plus défavorable : serais-je alors capable d'accepter une mort plus rapide que celle envisagée, ou plutôt espérée sur des critères essentiellement humains : on peut les résumer dans le très fort désir de voir prolongé ce bonheur inestimable dont j'ai bénéficié durant ma vie. Bonheur assez exceptionnel de notre amour conjugal et familial, plaisirs d'un amour intense de la vie faits de ces moments de douceur ou d'intenses joies, les plus diverses : la guérison d'un malade, l'enthousiasme déclenché par une performance sportive, la révélation d'un tableau de Claude Monet, l'émerveillement d'un concerto de Ravel, les joies savoureuses d'un repas à la fois gastronomique et convivial où la place des vins m'a toujours paru essentielle, la contemplation du firmament par une belle nuit d'été, l'émerveillement, qui se renouvelle chaque année de la puissante éclosion de la nature à l'arrivée du printemps, le sourire d'un enfant, toujours émouvant parce que naturel, et enfin les joies ressenties lors de ces multiples contacts, souvent chaleureux, avec des hommes et des femmes de milieux très différents. Dans ma vie professionnelle, associative ou politique ils me donnèrent une part importante de mon bonheur.

Dans cette réflexion sur le sens que j'ai cherché à donner à ma vie, ce qui me parait essentiel, ce fut de toujours, chercher à respecter mon interlocuteur, mon prochain. Ce concept vécu, c'est au Christ que je le dois.

Opéré le lundi 28 mai, je pouvais sortir de la clinique le mercredi 8 juin et je pouvais sortir faire quelques pas sur la digue le samedi 11 juin. Le 12 juin, je suis allé communier.

Maintenant, si je résume les étapes de mes réactions devant ce cancer, mon premier sentiment fut de confiance.

Une première inquiétude apparut cependant quand Cunci le soir de l'intervention m'informa que la gastrectomie avait été plus importante que prévue et qu'on pourrait envisager un traitement complémentaire chimio et radiothérapique. Bernard Schwartz, présent lors de l'inyervention, m'avait réconforté en me décrivant la qualité chirurgicale de Cunci et sa minutie à rechercher les éléments ganglionnaires et lymphatiques qui avient diffudé au delà de la paroi gastrique.

Lors de mon départ de la clinique, Cunci me donna rendez-vous pour me remettre le compte-rendu du résultat d'ana-path. qu'il connaissait mais dont il voulait me parler....

La lecture de ce résultat fut une des deux étapes critiques que j'ai eues à franchir.

"adéno-carcinome de l'estomac qui infiltre la sous muqueuse et la musculeuse pour s'étendre largement dans le tissu adipeux péri-gastrique. Il est observé de très nombreuses lymphangites carcinomateuses. 13 des 17 ganglions lymphatiques identifiés sont métastatiques aussi bien le long de la petite que de la grande courbure. Il existe fréquemment des ruptures de la capsule. A ce niveau les lymphangites carcinomateuses sont également nombreuses"

Le pronostic était évidemment très réservé et ce constat nécessitait un traitement chimiothérapique et radiothérapique, assez lourds à supporter qui me serait précisé par le docteur Moran, oncologue, que j'avais choisi avec les conseils de François, de Clergue et de Cléron. Beaucoup de parents et amis se sont étonnés que je n'ai pas consulté de spécialistes de cancérologie à Paris, Rouen ou Caen. Les qualités de Moran sont reconnues et nous sommes maintenant dans des organisations de travail médical où les décisions diagnostiques et thérapeutiques sont prises en équipe : médecin, chirurgien, spécialiste, radiothérapeute et oncologue. Les oncologues sont en relation étroite avec les grands centrs parisiens, type Becquerel ou Gustave Roussy et les derniers protocoles de traitement expérimentés et évalués sont connus internationalement.

Dans la salle d'attente, j'ai eu une réflexion assez étonnante. M'est venu en mémoire Buchenwald ou Dachau, les camps nazis d'extermination des juifs et des résistants. Cette pensée paraissait inadaptée tant les circonstances en étaient évidemment différentes : que pouvait-il y avoir de commun entre un malade venant chercher un traitement et des hommes ou des femmes allant vers un au-delà méconnu ?. Je ne crois pas que ce rapprochement était dû à l'inquiétude d'une échéance rapide, non, mais j'avais l'idée que mon destin, lui, était programmé comme celui de ces déportés qui montaient dans un train sans en connaître la destination, qui rentraient dans ces camps et qui cherchaient désespérément à survivre sous les coups, dans le froid et la faim. Et le destin était là qui permit à certains de survivre mais à la majorité d'entrer dans les chambres à gaz. En un mot je rentrais comme eux dans une fatalité difficilement prévisible.

Je rencontrais donc le docteur Moran pour la première fois à la clinique du petit Colmoulin, grande structure hospitalière libérale située à Harfleur dans un grand parc.

Ce premier contact m'inspira confiance par le soin qu'il mit à m'interroger, à m'examiner, à m'expliquer l'approche qu'il faisit de mon cancer, en particulier du pronostic assez réservé qui justifiait la mise en place d'un traitement chimiothérapique et radiothérapique. Ce protocole serait lourd à supporter mais il constituait le traitement le plus efficace dont on disposait. Il jugea que j'étais conscient des problèmes posés et que j'acceptais les propositions qu'il faisait.

Les explications claires et franches de Cunci et de Moran n'ont pas altéré mon moral. : j'avais, je l'ai dit, confiance : en "ma bonne nature" (sic), dans la qualité de l'intervention, dans les traitements complémentaires dont j'appréhendais cependant les inconvénients.

L'espoir restait donc entier.

Je pouvais aussi compter sur les merveilleuses qualités d'attention et d'affection surtout de Denise, de la famille, enfin sur les marques chaleureuses d'un réseau d'amis.

Et de ce coté affectif, je reçus au centuple ce que je pouvais envisager.

La patience, les sourires, les multiples attentions dont je fus entouré par Denise dans le quotidien de cette période fut conforme à sa riche nature, modeste et dévouée.

Les autres manifestations dépassèrent toute prévision. J'espérais certes des visites ou téléphones d'amis pendant les trois ou quatre semaines qui suivirent l'intervention. En réalité de fin mai à fin novembre 2001, il n'y eut pas un jour où je ne reçus lettre, visite, téléphone ou e-mail. Dépassant aussi mes prévisions, je reçus deux longues lettres anonymes m'assurant de prières sous le couvert de la Vierge Marie. Cela pourrait prêter à sourire mais cela exprime cependant des attentions discrètes mais chaleureuses à mon égard.

Je suis véritablement émerveillé de tous ces témoignages, et je ne crois pas avoir su exprimer aux uns et aux autres mes remerciements avec la qualité requise. Ils ont été pour moi d'un profond réconfort. 

2ème étape : Les Traitements complémentaires de la chirurgie : 22 juin 2001-21 novembre 2001

Les faits

Les Traitements complémentaires de la chirurgie : 22 juin 2001-21 novembre 2001

( 2 cycles : Epirubicine, Cisplatine, 5FU), puis radiothérapie, 2 semaines de repos puis 2 nouveaux cycles du protocole chimiothérapique initial.

Trois parties :

1) chimiothérapie : 2 cycles : Epirubicine, Cisplatine, 5FU 22 juin au
2) radiothérapie : 6 août au 15 septembre
3) chimiothérapie : 2 cycles : Epirubicine, Cisplatine, 5FU

Mes réactions et mon comportement

Ce fut évidemment une période lourde à supporter : on m'en avait informé.

J'avais été prévenu des inconvénients qui m'attendaient sous chimiothérapie: l'amaigrissement, la fatigue physique et morale, les problèmes digestifs : nausées, vomissements, sans parler d'une éventuelle chute des cheveux et des poils.

En réalité, j'ai plutôt convenablement supporté ces agressions.

Pendant les perfusions de chimio, grâce à la pose d'un chapeau réfrigéré , je n'eus pas de chute de cheveux : le charme du septuagénaire resta entier ... et, Dieu merci, je n'eus pas droit aux regards de pitié qui m'indisposent tant !

J'ai continué à maigrir : je pesais 65kg 500 le 21 juin, je faisais 59 kg 700 le 21 novembre.

Les résultats biologiques prouvaient le maintien de la guérison de l'anémie; les seules altérations du laboratoire se manifestaient au niveau des cellules hépatiques abimées par la chimio et la radiothérapie.

J'eus des nausées de plus en plus fréquentes et des vomissements relativement peu nombreux qui furent maitrisés par la prise de Primpéran.

J'ai ressenti une fatigue qui s'est progressivement accentuée au décours des séances de perfusion et longuement après celles de radiothérapie.

J'ai plutôt été géné par des troubles sensitifs : une légère baisse de la vision, une légère diminution auditive, des troubles de l'odorat, une réduction de la sensibilité des doigts, et surtout, ô lourde pénitence, une altération sévère de la sensibilité du goût, en pariculier pour le vin : oui, à moi, fils et petit-fils de Bordelais !!!

J'ai pu continuer à avoir bien que réduite, une activité associative et j'ai pu me déplacer [en voiture] pour toutes les séances de chimio ou de radio sans avoir recours à un taxi ou à une ambulance.

J'ai gardé une curiosité intellectuelle de lecture et de cinéma.

Nous avons pu aller une ou deux fois en Bretagne, à La Baleine, la conduite automobile de ces 430 km étant asumée sans difficulté.

Ce maintien relatif de bonne forme a été soutenu par l'espoir que je caressais d'une guérison possible.

Le 19 novembre 2001, le traitement était enfin terminé. Dans l'état nauséeux et de fatigue que j'éprouvais après la denière séance de chimiothérapie, je ne me sentais vraiment pas le courage d'entendre dire qu'il faudrait prolonger ce traitement. Mais s'il le fallait, j'étais décidé à l'accepter car je voulais guérir à tout prix.

Le 21 novembre fut la journée remplie d'espoir. Tous les résultats du bilan de fin de traitement étaient réunis.

Echo, scanner, biologie, l'examen clinique : tout était satisfaisant.

La joie de Denise et de François qui m'accompagnèrent chez le Dr Moran ce jour-là fut, à proprement parlé, explosive. Ils avaient à l'esprit cette inquiétude permanente qui les taraudait depuis le pronostic très réservé du départ. Et la réponse bénéfique était là, porteuse d'une espérance folle mais réelle. Ils s'étonnèrent même de me voir si calme. Je crois que depuis le diagnostic de Cancer porté en mai dernier, je me suis fait une conduite d'accepter avec calme, les évènements qu'ils soient difficiles ou joyeux. Mon destin est traçé. Je ferais ce qu'on me dira de faire, le plus sereinement possible. Je me remettais entièrement entre les mains de Celui qui m'a donné la vie. Il m'importait surtout de supporter les épreuves sans perturber mon entourage dont l'attention quotidienne m'émerveillait et m'attendrissait.

De fin novembre 2001 à juin 2002, j'ai vécu une période où l'espoir de guérison atténuait les inconforts du quotidien : gênes digestives, inappétence, troubles du goût, léger amaigrissement. J'avais repris mes activités à "l'alliance", au Bois de Bléville. J'étais assez dynamique et heureux de pouvoir encore rendre service en particulier à Thierry Besançon, qui avait été élu Président de "l'alliance" et restructurait de façon assez remarquable l'activité de cette Régie de Quartier que j'avais créée en 1996.

Les bilans de surveillance réalisés en février et en mai confirmaient cet état clinique satisfaisant. Les projets germaient dans notre esprit, voire se réalisaient. Denise et moi avons acheté en janvier un appartement qui la séduisait beaucoup et que nous envisagions d'aller habiter dans quatre ans.

27 décembre 2001 - 5 janvier 2002 : voyage à La Réunion

Déjà, fin décembre, je fis ce merveilleux voyage à l'île de La Réunion avec Quentin et Maxence, les parrains d'Anaïs et de Bérénice, les deux adorables jumelles de Louis-Wandrille et d'Annie. Nous fûmes accueillis avec toutes les qualités de coeur et de disponibilité qui font partie de la personnalité de Louis et d'Annie, qualités qu'ils savent si bien communiquer à leurs enfants. Perrine apprécia la compagnie de ses grands cousins. Ils gardent tous les trois un très beau souvenir de cette longue ballade de trois jours dans les cirques de Silao et de Mafatte, je crois. Et cela malgré un temps assez caractéristique de la saison d'été avec de fortes pluies tropicales qui duraient parfois trois à cinq heures, faisant ensuite découvrir sous un soleil ardent les chaleureuses couleurs d'une végération d'arbres et de fleurs tout à fait somptueux. Pays d'une très grande originalité. Il existe un contraste entre l'authenticité de cette nature sauvage et séduisante de l'intérieur de l'ïle et une certaine déception ressentie devant l'artificialité des plages. Oui, le relief accentué des cirques incitent davantage les esprits à la découverte et à la contemplation.

Ce voyage rentre encore dans le cadre de ces projets "fous" inenvisageables pour un esprit raisonnable et qu'on réalise. Ce fut pour moi un bonheur très appréciable de contempler la joie de tous ces petits-enfants dont les rires fous et moins fous affermisaient dans mon esprit ce fol espoir de guérison.

Donc fin mai tout allait bien. Nous envisagions de passer nos vacances en Bretagne, à La Trinité sur Mer, dans notre maison familiale " La Baleine Bleue", d'y retrouver les enfants, les petits enfants. Nous partirions avec eux en "Nawak", mon Zodiac de 6 m, armé de son moteur de 115 CV et pouvant transporter 10-11 personnes, aux îles d'Houat, la plus séduisante, d'Hédic ou de Belle-Ille ou bien encore de retrouver François et Catherine dans leur très jolie maison, le Pachacamac, dans le golfe du Morbihan. Dans cette "maison du Bon Dieu" ouverte pendant deux mois à tous amis, famille nous ferions connaissance avec des personnalités très diverses, marque de l'ouverture d'esprit de François et de Catherine. En un mot, l'avenir immédiat se présentait sous d'agréables auspices.

Et projetant nos esprits dans un avenir un peu plus lointain mais cependant encore proche, nous nous disions que 2003 serait l'année de nos noces d'or, cinquante années d'un bonheur humain si merveilleux qu'à certains moments, pensant à la vie éternelle à laquelle je crois après la mort, je me disais que je signerais volontiers un bail renouvelable sur notre "chienne de terre". Vous voyez, c'est par ce genre de réflexion, que je me rends compte que mon attachement à la vie est vraiment très éloigné de mes aspirations religieuses et mystiques.... Mais en réalité, je ne crois pas qu'il y ait un tel décalage. Voici le sujet d'une longue discussion à venir !

Noces d'or, donc fête, grande fête familiale et amicale. Immense bonheur à partager avec tous ceux qu'on aime, folle envie de crier, ce proclamer, de chanter que si le mariage est un folle aventure remplie d'aléas, d'incertitudes, de crises parfois douloureuses, au delà de toutes les difficultés, il y a d'insondables moments de bonheur entretenus par un fil rouge qui conduit toute la vie et qui est l'amour.

Quels sont alors nos projets ?

Eh bien, en 2003, nous ferions un voyage en Égypte. Objection, sir ! : Denise n'aime pas les voyage en avion. Ah oui, c'est vrai comment ai-je pu oublier son vilain petit canard de défaut...

Qu'à cela ne tienne, nous irons en Andalousie, somptueuse région où la culture des 12 derniers siècles, les paysages variés et accidentés, les villes aux monuments très originaux comme Grenade, Cordoue, Séville, Ecija, Ronda, entremêlent leurs richesses dans une harmonie qui frappe tout esprit curieux. Nous reviennent en mémoire ces découvertes faites lors d'un voyage avec Jean-Louis et Anne-Marie en mai 1955, et ces lectures captivantes sur cette période de gouvernements arabes où s'établit une "coexistence pacifique" entre juifs, chrétiens et musulmans, qui fut une période de prospérité, et qui bénéficia de la présence et de l'influence du grand savant et philosophe, Avérroés, qui sut ouvrir la réflexion de ses contemporains arabes aus sources d'Aristote. Comme le fera d'ailleurs, un siècle plus tard, St Thomas d'Aquin, en introduisant le rationalisme d'Aristote. dans l'enseignement et la recherche théologiques de l'Église catholique. Bon !

Ce ne sera pas une mince affaire de mettre sur pied une telle randonnée pour les cinq couples d'enfants et les dix-huit petits enfants. Denise et son sens de l'organisation, son attention à respecter les goûts de chacun, sera la précieuse cheville ouvrière : originale et efficace. Seule période envisageable pour que tous puissent se libérer : les vacances de la Toussaint. Allons, tout ira bien. Bonne idée, il n'y a plus qu'à mettre en valeur le projet pour vaincre les réticences, il n'y aura plus qu'à greffer le zeste de folie pour faire de ce voyage une véritable fête. Pour ce dernier point, pas de souci : la fraîcheur et la joie de vivre sont le lot de quelques uns, et ils savent les faire partager.

3ème étape : la rechute du cancer

Tel était notre état d'esprit en mai 2002.

Quand, brusquement, le 23 juin, je ressentis d' assez violentes douleurs au niveau de la région vésiculaire. Transport en clinique du Petit Colmoulins où en 2-3 heures, je fus soulagé. Nouveau bilan, et là, la catastrophe : je faisais une rechute de mon cancer et on craignait un ictère par rétention. Ce fut pendant 15 jours la période la plus douloureuse de ma maladie, avec vomissements quotidiens, amaigrissement et une fatigue intense. Les perfusions alimentaires, la cortisone me permirent de retrouver un certain tonus. Je rentrai à la maison où s'affermit ma convalecence.

La consultation du Docteur Moran ; le 10 juillet, fut une des deux premières étapes critiques que j'ai eues à franchir; la première ayant été la prise de connaissance du résultat ana path après l'intervention que Cunci me communiqua en juin 2001.

Mais si en juin 2001, l'espoir restait de mise, cette fois-ci le verdict tomba comme un couperet brisant cette lueur de confiance qui nous animait tous jusqu'alors.

- "Oui, c'est une rechute"
- "Quel traitement envisagez-vous ?
- "Vous avez reçu en 2001 le protocole le plus efficace dans ce type de cancer au stade où il a été pris. Il faut maintenant aborder votre maladie dans une optique complètement dufférente. Nous n'avons plus de moyens pour combattre ce cancer. Nous pouvons et devons vous apporter un confort de vie pendant une durée dont on ne peut évaluer l'échéance !

Un dialogue simple, direct, en présence de Denise et de François. Sur le chemin du retour, nous étions tous le trois à la fois impressionnés, sidérés : non, il n'y a plus rien à espérer.

Ce ne fut pourtant pas le désespoir qui m'envahit. Depuis un an, j'avais envisagé toutes les issues dont celle qui venait de nous être révélée. Les sentiments que je ressentis avec acuité furent une peine très profonde pour Denise, que je voyais bouleversée à mes côtés. Je ressentis aussi un sentiment d'une frustration intense : je ne vivrai pas toutes les années de bonheur que nous envisagions de passer ensemble. Avec cette sérénité acquise avec l'âge. Je ne verrai pas non plus ce qui faisait une étape essentielle dans notre vision de la famille : nos petits-enfants créant leur famille, assurant ainsi la lignée. C'eut été une de mes plus grandes joies de voir s'édifier ces cellules qui, par la diversité des caractères, font la richesse de notre descendance et de la société.

Un mois après l'incident, nous avons pu aller à La Trinité pour voir la famille de Louis-Wandrille heureuse en vacances dans ce coin privilégié.

Je reprends ce journal après quatre mois d'interruption, nous sommes le 4 novembre 2002.

Quand des difficultés importantes surgissent dans une vie, il y a je crois deux façons de les aborder. En réfléchissant à ce type de situations extrêmes, je pense à mon cancer mais aussi et surout à la mort accidentelle d'Albert. Ou bien, tout est irrémédiable. Le drame absolu est là qui entraine très spontanément la révolte. Mais ce sentiment humain, infiniment compréhensible ne mène finalement à rien, sinon à la tristesse et à la dépression. Ou bien, on accepte qu'il y ait des données qui nous dépassent, qui sortent de tout un édifice de bonheur qu'on avait si difficilement mis en place et qu'il convient sinon de comprendre au moins d'accepter. C'est en gardant au coeur et en mémoire les moments très heureux passés ensemble. Albert devint pour moi une petite référence de bonheur et ma conception chrétienne d'une vie éternelle m'aida à dépasser mes sentiments initiaux de révolte et d'intense tristesse.

Quant à mon cancer, certes, le pronostic était tombé, abrupte. En réalité, je n'étais pas précisément conscient ni de la durée de survie, ni des complications que j'aurais à supporter.

A partir du début juillet 2002, commença alors une longue (!!!) période où alternèrent des phases de plus en plus courtes d'assez bon état général avec des périodes de plus en plus longues de dégradation digestive (manque d'appétit de plus en plus important, nausées et vomissements), de dégradation physique (réduction de la masse musculaire, amaigrissement continu) et d'une fatigue surtout corporelle mais aussi intellectuelle. Et cela malgré un traitement cortisonique et des perfusions nocturnes par voie veineuse d'alimentation parentérale. Je n'ai jusqu'alors pas eu de douleurs trop difficlles à supporter. Non, ma souffrance est plutôt psychologique : celle de voir se dégrader irrémédiablement et son corps, et sa résistance physique et intellectuelle.

Et pourtant, je suis toujours merveilleusement entouré : par Denise, adorablement attentive et qui supporte avec sérénité mes sautes d'humeur, tellement inadaptées et dont la seule excuse me parait être cette fatigue intense que j'endure si mal. Et puis, il y a ces visites presque quotidiennes de Valérie, de Nathalie, des petit-enfants qui habitent Le Havre. François vient souvent, 3 jours tous les 15 jours, ce qui aide beaucoup Denise. Et puis, il y a les coups de téléphone des frères, de Louis-Wandrille et de Marie, les e-mails des petits-enfants. Et puis, il y a des visites d'amis, presque tous les jours, dont celles de Jacques Hubert et de Marie-Claude Lanos dont la présence est d'un précieux soutien. Non, je vous assure, mon carnet de bal est vraiment bien rempli !

le 4 novembre 2002.

Quand mon esprit arrive à se dégager de la torpeur qui m'envahit parfois, j'arrive à élever mes pensées vers Celui qui a conduit ma vie. Mais je passe par une période où mon élan spirituel est altéré par cette dégradation physique. C'est très dificile de faire abstraction des contingences du corps pour se tourner librement vers Dieu.

Jusqu'alors, mes prières n'ont été qu'exceptionnellement des prières de "demande" pour moi-même, elles furent plutôt des prières d'admiration, de soumission. Ces jours-ci, je prie motivé par deux inspirations : mes souhaits et, toujours, mon adoration profonde pour le Créateur du monde. Mes souhaits sont simples. Oui, je suis toujours profondément attaché à la vie et j'aimerais pouvoir endurer dignement cette épreuve que je supporte de plus en plus difficilement. Et puis, je cherche à dépasser ces préoccupations en priant avec ferveur pour tous ceux que j'aime et qui m'entourent et pour cette multitude d'hommes et de femmes qui à travers le monde doivent affronter des épreuves souvent insupportables. Enfin, je rends hommage au Dieu tout-puissant et je relis de temps à autre cette "prière de fin de vie" que j"ai écrite le 10 juillet 2002.

Je suis suivi avec beaucoup d'attention et de compétence par Moran, F.Cléron et Christophe Gentil, qui cherchent à équilibrer au mieux mon traitement essentiellemnt cortisonique. Mais malgré tous ces efforts, je me dégrade de façon très pénible et je sens mes forces décliner à un rythme trop rapide à mes yeux. L'inconfort est réel et très difficile à supporter. Il convient aussi de souligner les qualités humaines et professionnelles des infirmières qui, tous les jours m'ont apporté beaucoup de réconfort : Mlle Vatinel, Mmes Srobeck, Pernel et Céline Bourgeois, merveilleuse de précision et d'efficacité.

Je vais arrêter ce petit journal qui a cherché à mettre en évidence les étapes d'espérance et de déception qui ont émaillé la fin de ma vie, espérant toujours qu'un temps de latence un peu prolongé me permettra de voir notre si belle fête familiale de Noël.

Et que la volonté de Dieu soit faite.


Malgré l'amélioration sous cortisone qui lui permis une forme de rémission pendant l'été, il dût compléter son alimentation par des perfusions presque chaque nuit à partir de juillet 2002. Il lui fût progressivement impossible de manger puis même de boire. L'anniversaire de ses 77 ans fut fêté avec beaucoup d'émotion par une belle journée d'octobre, et il put même passer quelques temps dans le jardin au milieu de ses enfants et petits-enfants. Ses forces l'abandonnaient et il fut progressivement cloué au lit. Physiquement épuisé, sa vivacité d'esprit restait intacte, et il était réellement heureux de pouvoir rester chez lui, dans sa chambre, grâce aux soins de l'équipe médicale et à l'attention affectueuse et constante de sa femme.
Le dimanche 1er décembre, atteint depuis quelques jours d'un ictère et de désordres hydro-électrolytiques majeurs, il eut beaucoup de difficultés à rester éveillé, mais reçu tous les enfants et petits-enfants qui lui rendirent visite, échangeant avec chacun, tour à tour, quelques réflexions sur leur vie et la vie.
Du lundi matin au mardi son état s'agrava progressivement. Il semblait pourtant encore espérer une rémission supplémentaire et luttait. Jusqu'au dernier moment il resta lucide, et s'éteint, épuisé, peu avant 10 heures, le mardi 3 décembre 2002.